Jeudi 28 mai
Normalement, il me reste trois pages à écrire pour terminer mon texte, mais je n’ai vraiment pas le cœur de m’y mettre. Il fait tellement beau ! Et puis, j’ai Raoul avec moi et les pissenlits chantent une symphonie à mon nom.
Ce soir, je mange en tête-à-tête avec maman. Elle a rendez-vous chez l’ophtalmologiste et papa est resté à Baie St-Paul pour accompagner mamie et papi à la banque.
***
Je n’ai jamais été aussi sonnée de toute ma vie.
Et pour une fois, Anne n’exagère pas.
J’ai appris quelque chose qui aurait dû me jeter au tapis. Mais je ne suis pas anéantie. Je suis juste sonnée.
Ça allait mieux entre maman et moi, ces derniers temps. On dirait que j’avais plus d’affection pour elle après des années passées à ne voir que ses défauts. Je lui en ai fait la remarque. Elle a répondu simplement, en souriant :
— Je suis bien contente, ça me faisait de la peine. Même si tu es grande, tu restes ma petite fille.
Elle a fait un clin d’œil pour souligner la blague à propos de ma taille. Ça m’a fait rire. J’en ai profité pour lui demander :
— Comment ça se fait que tu n’as pas voulu d’autre enfant après moi, maman ?
— Tu m’as posé cette question mille fois.
— Peut-être, mais tu n’y as jamais répondu.
— Ce n’est pas vrai, je t’ai dit ce qui s’était passé. On n’a pas eu d’autre enfant après toi parce que notre famille était faite. On était bien comme ça, tous les trois.
— Ce n’est pas une réponse. C’est pour ça que je pose toujours la question.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Je ne peux pas expliquer ce qui s’est passé, mais c’est comme si c’était la première fois qu’elle s’intéressait sincèrement à ma peine.
— Tu vois, mettre au monde Agathe m’a rendue folle de joie. J’ai adoré devenir mère et j’étais impatiente d’avoir Lionel. Mais je me suis sentie comblée seulement avec Raoul.
— J’ai vécu la même chose quand tu es née.
— Vraiment ? C’était aussi fort que ça ?
— Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? Que tu as inventé l’amour ? Ce genre de conversation, j’en ai eu avec grand-maman Paulette. J’étais certaine que j’étais meilleure qu’elle et que je t’élevais mieux.
— Je ne dis pas ça. Tu t’es bien occupée de moi. Ce que je ne comprends pas, c’est que tu n’as pas assez aimé la maternité pour désirer une autre grossesse.
Maman a poussé un grand soupir et a secoué la tête.
— C’est là que tu te trompes.
— Comment ça ?
— Je mourrais d’envie d’avoir plein d’enfants.
Anne est tombée des nues.
— Mais je suis fille unique!
— Oui. Parce que ton père ne voulait plus d’enfant.
J’aurais voulu empêcher Anne de s’écraser au sol.
Je n’ai rien pu répondre. J’étais dévastée par cette révélation.
— Tu connais ton père. Il visait la perfection. Et pour lui, un père parfait devait protéger ses enfants, les empêcher de souffrir. Dès que tu as eu tes premières coliques et qu’il n’a pas réussi à te soulager, il a pensé qu’il ne serait jamais à la hauteur de ses aspirations. Nous en avons parlé pendant des années ; j’ai essayé de le faire changer pendant des années. C’est quand tu as eu ta rougeole que j’ai abandonné la partie. J’ai renoncé à avoir d’autres enfants par amour pour lui. Et pour que tu grandisses avec des parents qui s’aimaient.
— Tu t’es sacrifiée pour papa et moi ? ai-je demandé en retenant mes larmes.
— Non, bien sûr que non. Je me suis simplement adaptée à une situation que je n’avais pas choisie.
— Mais pourquoi tu n’as jamais rien dit ? Tu m’as laissée croire que papa était un saint et toi la méchante.
— Papa est un saint. Tu l’aimais tellement, je n’avais pas envie de briser votre relation.
— Il n’est pas si saint que ça parce qu’il t’a accusée injustement.
— Mais non, tu réécris l’histoire. Il n’a jamais dit que c’était ma faute. C’est toi qui a décidé ça, toute seule. Si nous avons menti, c’est seulement par omission.
— Pourquoi tu m’avoues tout ça aujourd’hui ?
— À cause du brunch de la fête des Mères. J’ai réalisé que tu n’étais pas seulement ma fille. Tu es aussi une mère et une épouse. Tu es forte et tu peux connaître la vérité sans tout remettre en cause. Et puis, il y a quelque chose d’autre. J’ai l’impression que tu acceptes mieux ton enfance depuis quelque temps. Tu as traversé un hiver difficile, mais ça t’a fait du bien d’une certaine manière. Tu es moins casse-pieds.
— Maman!
Ma mère a souri et m’a caressé la joue. J’ai fondu comme neige au soleil.
— Promets-moi de ne pas en vouloir à ton père. Ce qui est fait est fait, on ne peut rien y changer. On a mis assez de temps pour régler cette affaire, on ne va pas commencer une autre chicane tout de suite. D’accord ?
Je n’aurais pas pu répondre, même si j’avais su quoi dire. J’étais trop bouleversée. Quelques heures ont passé et je ne sais toujours pas quoi penser. La logique voudrait que j’en veuille à mon père de m’avoir laissé croire une demi-vérité, mais c’est comme si j’étais coupée de mes émotions ou que je n’arrivais pas à faire le tri dans ce que je ressens. Ma mère n’est pas si méchante, mon père n’est pas si gentil et ma perception des choses n’est pas aussi infaillible que je le croyais.
Je ne sais pas quoi faire ni quoi penser. Je suis désemparée.
Endors-toi, je vais souffler sur tes rêves. Moi, j’y vois clair.
« Ça allait mieux entre maman et moi, ces derniers temps. (…). Je lui en ai fait la remarque » – À mon avis, il y a des choses que l’on doit tout simplement profiter; il faut pas questionner… Néanmoins, en ce cas là, le résultat a fait du bien.
« Ma mère n’est pas si méchante, mon père n’est pas si gentil et ma perception des choses n’est pas aussi infaillible que je le croyais » – Voilà le bon résultat: Anne a brisé l’image qu’elle avait de ses parents et de soi même. Si on ne fait pas ça, on vit dans la fantaisie! Les gens ne sont jamais comme on les « imagine ». Et reconnaître que l’on fait aussi une image de soi est le premier pas pour changer les choses!
Hmm…! Je suis trop psychanalyste aujourd’hui! 😛
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Psychanalyste oui, trop certainement pas!
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