Les anges sont vaniteux – chapitre 32

Samedi 6 septembre

Ce soir, Brigitte, Pascal et Laurelou sont venus souper. Si je ne vois pas ma cousine pendant une semaine, j’ai l’impression que mon phare s’éteint. James est jaloux. Il trouve que j’ai plus besoin d’elle que de lui.

Anne lui dit qu’il a tort, mais il a raison.

On a toujours eu une relation assez exclusive. En arrivant à Québec, nous avons partagé un appartement. La vie était simple : avec Brigitte, je pouvais me permettre d’être insupportable sans que ça porte à conséquence. On était bien toutes les deux, même si Joël était souvent chez nous.

Quand elle a rencontré Pascal, je me suis sentie rejetée. Mais je ne pouvais pas lui refuser ce qu’elle m’avait si généreusement offert avec Joël. Heureusement, Pascal était facile à vivre. Il étudiait le cinéma et adorait en parler. Il m’a appris les joies de l’intertextualité et de la lecture au deuxième degré. C’était exactement ce qu’il me fallait après ma rupture. Quelques mois plus tard, je trouvais le grand amour dans les bras de James.

Dans les bras de James

On passait beaucoup de temps ensemble tous les quatre. Au cours d’une soirée tequila, on a eu l’idée de 3, 2, 1, Action, un jeu de simulation sur l’histoire du cinéma. Pascal nous avait contaminés avec sa passion. Une fois les vapeurs d’alcool dissipées, les gars se sont mis au travail. Ils ont décidé de fonder Dana Media, une compagnie qui a comblé toutes nos attentes. 3, 2, 1, Action a fait un malheur et nous a permis de rentrer dans la cour des grands. Aujourd’hui, Dana Media emploie une vingtaine de personnes et développe des jeux éducatifs et de simulations pour adultes. James dirige le département technique et les ressources humaines, tandis que Pascal s’occupe de la direction artistique et des relations publiques.

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Cette compagnie, c’est une histoire de famille. Même le grand-père de James a contribué au projet en trouvant le nom. Dana, qui veut dire « audacieux » en irlandais, nous a porté chance. Au début, Brigitte a supervisé le contenu didactique et j’ai fait les illustrations. Ma cousine a choisi de quitter la compagnie parce qu’elle s’ennuyait des salles de classe et je suis partie avant de voir mon couple passer dans la colonne des pertes.

Nous avions le vent dans les voiles quand je suis tombée enceinte d’Agathe. Brigitte et Pascal étaient parrain et marraine. Je portais Lionel depuis deux mois lorsque Brigitte est tombée enceinte de Laurelou. Brigitte voulait plusieurs enfants, moi aussi. Lionel est venu au monde dans un tourbillon de joie.

Malheureusement, l’accouchement de Brigitte s’est très mal passé. Le placenta était collé à la paroi de l’utérus et il a pratiquement explosé quand le bébé a été expulsé. Dans la salle de travail, alors que Brigitte avait toujours les pieds dans les étriers, le médecin dégoulinant de sang lui a demandé si elle voulait d’autres enfants. Elle a hurlé que oui, qu’elle en voulait plein puis elle a perdu connaissance. J’étais près d’elle, lorsqu’elle s’est réveillée. Elle était d’une pâleur effrayante. Comme Pascal était incapable de prononcer un mot, c’est moi qui lui ai annoncé que les médecins lui avaient enlevé l’utérus pour lui sauver la vie.L'opération

Elle est restée très calme, comme si cette nouvelle concernait quelqu’un d’autre. Elle a simplement demandé à voir son bébé. Quand elle a eu Laurelou dans les bras, j’ai senti une sorte de joie tranquille, de maturité. Je me suis fait la réflexion que Brigitte, contrairement à moi, était une vieille âme qui savait utiliser le courant au lieu de se battre contre lui.

Pendant les mois qui ont suivi, elle n’a pas évoqué l’opération. Elle était froide, déconnectée. J’avais l’impression qu’elle se détachait de moi et je ne comprenais pas pourquoi. J’ai essayé de lui parler plusieurs fois, mais elle me répétait que je me faisais des idées. Comme Brigitte ne m’avait jamais menti, j’ai tenté d’ignorer les signaux que m’envoyaient mon coeur.

Les signaux du coeur

Le temps a passé et je suis retombée enceinte. J’étais folle de joie et c’est naturellement avec Brigitte et Pascal que j’avais envie de fêter ça. La réaction de Brigitte m’a glacé le sang.

— Tu es devenue une poule pondeuse.

Pascal a blêmi et a murmuré un « Brigitte ».

— Quoi ? a-t-elle poursuivi sans se démonter. Je ne vois pas ce qu’il y a de vexant dans ce que je dis. Trois enfants en trois ans, c’est vraiment beaucoup. Je ne suis sûrement pas la première à le dire.

— Oui, tu es la première à dire ça parce que tu es la première à qui je l’annonce. Mes parents ne sont même pas au courant.

J’étais en colère et je voulais qu’elle s’étouffe avec sa culpabilité. Mais ma flèche est tombée dans un puits sans fond.

— En tout cas. Je suppose que nous aurons encore droit au somptueux spectacle de l’allaitement et du bonheur parfait.

C’est comme si le rideau se levait et me montrait le tableau en entier. Brigitte était jalouse de ma santé et de mes bébés. Elle était jalouse de moi. Malgré ses grands airs, elle n’avait pas accepté le fait d’être devenue mère et stérile le même jour. J’aurais dû être indulgente et tout le tralala, mais elle m’avait attaquée à un endroit trop sensible pour que je réagisse calmement.

Impossible de réagir calmement

— Je comprends que tu es triste de ne plus avoir d’utérus, mais si tu te mets à haïr toutes celles qui en ont un, ta vie va devenir un véritable enfer.

Sa réponse a scié tout le monde.

— T’es vraiment trop conne.

— La porte est là, ai-je sifflé. Disparais avant que je dise des horreurs.

James a essayé de calmer le jeu, mais Brigitte avait déjà la main sur la poignée. Pascal a rassemblé les choses de Laurelou et a bredouillé quelques mots d’excuse.

Je n’ai pas décoléré pendant deux semaines. Je comprenais parfaitement que Brigitte soit triste. J’arrivais même à tolérer sa jalousie. Mais là où je disais stop, c’est quand elle se permettait de piétiner les sentiments des autres à cause de sa peine. On vit en société : il y a des règles à respecter si on veut que ça soit vivable.

On ne passe pas

Les gars étaient dans leurs petits souliers. Comme ils s’engueulaient dix fois par semaine au bureau, ils n’arrivaient pas à comprendre le drame qu’on vivaient, Brigitte et moi. Ils ne réalisaient pas que leurs conflits ne touchaient que le travail. Pour nous, c’était autre chose. Brigitte avait dépassé les bornes. Elle avait ridiculisé mon désir de maternité en salissant le bonheur qu’il me procurait. Rien à faire : je n’arrivais pas à passer par-dessus.

Puis un jour, je suis rentrée à la maison et Brigitte m’attendait. Je crois que les gars n’étaient pas étrangers à sa visite, même si elle avait la clef. On a installé les bébés devant un film et on est allées sur le balcon. Brigitte avait l’air d’être au supplice. Elle a brisé la glace et la connaissant, je sais ce que ça a dû lui coûter.

— Je m’excuse.

Je l’engueulais dans ma tête depuis des semaines, alors ma réponse m’a surprise moi-même :

— Ça va, on n’en parle plus.

Un silence pesant s’est installé. Après de longues minutes, Brigitte m’a regardée avec un sourire triste :

— Je suis contente pour toi. Avez-vous choisi un nom ?

— Estelle pour une fille, Raoul pour un garçon.

Elle a éclaté en sanglots. Je l’ai prise dans mes bras en lui chuchotant que tout allait bien, que ça allait passer. Sa blessure méritait un traitement plus vigoureux que ma berceuse d’enfant, mais je ne savais pas quoi faire d’autre. J’aurais voulu la serrer contre moi jusqu’à ce que la douleur parte, faire en sorte que ma Brigitte retrouve sa joie, ses rêves, sa vie d’avant.

Enlacées

Nous sommes restées enlacées très longtemps, jusqu’à ce qu’elle se détache de moi. Elle a regardé les voitures qui roulaient dans la rue et a dit :

— Je n’arrive pas à m’en remettre. J’ai cru que parce que j’avais Laurelou, mon besoin d’avoir une grosse famille passerait. Je sais bien que je ne suis pas à plaindre. J’ai réussi à en faire un. Ce n’est pas la fin du monde d’être fille unique, non ?

J’ai secoué la tête en souriant. Je ne pouvais pas lui répéter ce que je lui avais dit mille fois. Elle savait bien qu’être fille unique était le drame de ma vie.

— J’adore Laurelou et elle me remplit de joie, mais à chaque fois que je range ses vêtements trop petits, j’ai le cœur en miettes. Je n’ai pas encore réussi à les donner. J’ai des piles de boîtes de vieux linge à la cave.Vêtements de Laurelou

Après quelques minutes, elle a recommencé à pleurer. Je lui ai pris la main au-dessus de la table sans rien dire. Puis, je l’ai laissée pour aller préparer les biberons des trois enfants, les langer et les coucher. Elle a insisté pour m’aider, mais j’ai refusé. Quand je suis revenue, elle était beaucoup plus calme.

— Sais-tu que c’est la première fois que je me laisse aller depuis que Laurelou est née ?

— Il était grand temps.

— Je me sens tellement coupable.

— Coupable de quoi ?

— De ne pas être capable de faire des enfants, de ne pas l’accepter, d’avoir le cœur gros, de ne pas bien m’occuper de Laurelou. Et si elle pensait que j’ai de la peine parce qu’elle n’est pas à la hauteur ?

Brigitte a le coeur gros

Je crois que c’est ce jour-là que Brigitte a réellement fait le deuil de ses rêves et qu’elle s’est réconciliée avec son accouchement raté. Elle ne m’a pas quittée en chantant « Y’a d’la joie », mais elle est partie avec le cœur un peu moins lourd. Il lui a fallu quelques semaines de plus pour calmer la tempête qu’elle avait cherché à ignorer, puis elle est redevenue la Brigitte d’avant. Quand Raoul est né, elle s’est réjouie avec moi. J’avais peur qu’elle l’aime moins que mes deux aînés, mais au contraire, elle a un faible pour lui. Elle l’appelle Rackham à cause de ses cheveux roux.

C’est étonnant comme les grosses chicanes rapprochent parfois les gens qui s’aiment.


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