Les anges sont vaniteux – chapitre 1

Samedi 12 juillet

Je viens de recevoir un message d’en haut. Ma protégée aura particulièrement besoin de moi cette année. C’est gentil de me prévenir, mais ce n’est pas nécessaire : je suis toujours sur le qui-vive avec elle. Sa vie est un champ de mines. Je ne sais pas comment elle se débrouillerait sans moi. Je lui souffle les réponses, lui évite les embêtements et la sors du pétrin si souvent que j’ai pris l’habitude de dormir entre deux battements d’ailes.

Quand j’ai écrit le mot « fin » dans mon journal, il y a dix ans, j’en avais ras le pompon de la corvée d’écriture. J’ai réalisé que ce qui m’avait paru génial au moment des faits devenait banal à relire ; comme si mon existence, une fois soumise à l’épreuve du temps, ressortait d’un bac d’eau de Javel. Ma pondération coutumière m’a fait jurer qu’on ne me mettrait plus jamais un stylo dans les mains.

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Et me voilà, dix ans plus tard, assise à l’ombre du lilas avec un cahier sur les genoux et le crayon en l’air. Les chiens sont plus brillants que moi. Quand un bout de viande les rend malades, ils ne remettent plus le nez dans la gamelle. Il faut croire que je n’ai pas leur maturité. Je dois cependant dire pour ma défense que ma grand-mère souffle avec ardeur sur les braises de ma vocation de diariste. C’est elle qui, après avoir écouté mes jérémiades, m’a suggéré d’écrire en pointillé.

— Écris au moins une année sur deux. Comme ça, tu auras quelque chose à laisser à mes arrière-petits-enfants.

— Une année de jeûne, ce n’est pas assez pour me remettre d’une indigestion d’écriture. Je n’aime pas ça écrire. Je ne suis pas comme toi.

Mamie ne se rend pas sans résistance.

— Une année sur trois, alors ?

Un simple coup de vent ne me fait pas tomber les armes non plus.

— Une année sur dix, et pas tous les jours. C’est mon dernier prix.

— Marché conclu : fais un signe de croix sur ta promesse.

— Mamie…

— C’est toi qui l’as proposé, ce marché !

Voilà ma grand-mère. Côté manipulation, le Bon Dieu ne fait pas le modèle au-dessus.

Dépassée

Anne exagère : j’ai vu pire.

Quoique… Si Amandine veut tellement que sa petite-fille tienne un journal, ce n’est pas pour laisser un souvenir à ses descendants. C’est plutôt pour garder un lien avec ses propres parents. Même s’ils sont morts depuis longtemps, elle souffre toujours de leur absence. Ce sont eux qui lui ont donné son premier journal quand elle avait dix ans et aujourd’hui, il suffit qu’elle en voie un pour retourner au doux temps de son enfance.

Je n’ai pas été étonné quand elle a offert le même cadeau à sa petite-fille pour ses dix ans. Je me souviens d’Anne, cachée sous son lit avec son journal et une lampe de poche, riant toute seule de la blague qu’elle jouait à ses parents. Elle racontait ses amourettes, les chicanes avec sa cousine et ses progrès en dessin. Parfois, elle confiait sa tristesse de ne pas avoir un frère ou une sœur, ou à la rigueur un chien. Elle parlait de la fierté d’être la fille de sa propre maîtresse d’école et la joie d’accompagner son père à l’église. Comme il était maître de chapelle et qu’elle passait la moitié de sa vie là-bas avec lui, j’avais espéré qu’elle m’apercevrait une fois, mais je n’ai jamais été exaucé. Tant pis, ça ne m’empêche pas de trouver que je suis un ange rudement chanceux d’avoir hérité d’elle.

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Ça passe vite dix ans. Je le vois maintenant que je dois me remettre à la corvée d’écriture. Mais j’ai 30 ans, je suis une grande fille et je suis sûre que cette année sera plus facile à écrire que celle de mes 20 ans. Je ne vois pas ce qui pourrait se passer d’exceptionnel. Je suis toujours mariée avec James ; Agathe, Lionel et Raoul ont 6, 5 et 4 ans. Ils sont propres : le pire est passé.

Je ne suis pas devenue une grande galeriste comme je rêvais, mais tant mieux. Je préfère mille fois être illustratrice. Je n’aurais pas cru qu’on puisse gagner sa vie en s’amusant autant. Heureusement qu’un hasard a fait dévier ma route — à moins que ce soit un miracle.

Quelle cruelle ignorante ! J’ai tellement essayé de réaliser son rêve. Mais galeriste, c’était trop, même pour moi. En plus, elle voulait New York…

Mes quatre insomniaques ont préparé une fête touchante d’imperfection. Les enfants m’ont apporté le déjeuner au lit : jus d’orange tiède, toasts brûlées et céréales ramollies. J’aime mes enfants, mais pas au point de manger ça pour qu’ils construisent leur estime personnelle. J’ai jugé que faire semblant suffisait.

Céréales molles


12 réflexions sur “Les anges sont vaniteux – chapitre 1

  1. Et c’est parti! Je retiens mon souffle pour toi. Je te souhaite un beau succès sur ton blogue. Ca va être excitant de suivre tes personnages au fil de l’année. J’ai hâte à la suite… 🙂 xx

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  2. Mes félicitations, ma chérie! Je l’ai beaucoup aimé! Vraiment, l’idée d’avoir un ange dans l’histoire est géniale! Outre, penser à écrire dans son journal un an sur dix… Tu me donnes des idées! J’ai été toujours paresseux d’avoir un journal…

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