Le trophée

L’autre jour, en sortant mes pâtés au poulet du four, je me suis brûlé le bras. Une vilaine brûlure avec cloque et larmes. En me mettant un pansement, ma fille m’a dit :

—C’est super maman, tu dois être contente!

Un peu plus tard, les enfants ont annoncé la nouvelle à leur père :

— Maman s’est brûlée dans le four!

Mon mari a regardé la blessure et m’a félicitée :

— C’est vraiment une belle brûlure, bravo!

Peut-être pensez-vous que ma famille et moi sommes une bande de fous. Je vous éclaire donc.

Ma grand-mère avait les bras couverts de brûlures de four. Elle s’automutilait sans même s’en apercevoir. Quand ma mère était petite et qu’elle se lamentait pour une goutte de cire tombée sur son pouce, ma grand-mère relevait ses manches et lui disait de ne pas s’en faire avec si peu, qu’elle allait vivre des souffrances bien plus atroces dans sa vie et qu’elle finirait par ne plus rien sentir. Effectivement, après trois accouchements, ma mère a  vu sa tolérance à la douleur grandir comme une forêt de bambou (7 à 10 cm par jour).

 

Je suis venue au monde avec une tolérance aux brûlures microscopique. Une éclaboussure de chocolat chaud pouvait me transformer en chute Montmorency (plus haute que celles du Niagara, ça mérite d’être rappelé). Ma grand-mère relevait ses manches et ma mère me répétait d’être patiente, qu’après les grossesses, je ne sentirais plus rien, même avec la main dans la friteuse (elle aimait exagérer un peu pour bien se faire comprendre).

J’ai eu deux enfants et mon seuil de tolérance à la douleur a légèrement augmenté, mais je n’ai jamais atteint l’insensibilité qui me faisait tant rêver. Par contre, les paroles de réconfort de ma grand-mère et de ma mère ont semé en moi le germe d’une étonnante théorie.

Avant de vous l’expliquer, voici une blague qui sert mon propos. Une femme raconte à son amie :

— Dans le temps, mon mari a décidé de dompter le chat. Dès que le matou approchait du fauteuil pour faire ses griffes, il le prenait par le chignon du cou et le jetait dehors.
— Est-ce que le chat a compris la leçon?
— Dix sur dix. Pendant les douze années où nous avons eu ce chat, il a fait ses griffes sur le fauteuil pour demander la porte.

Chat qui fait ses griffes

Je suis comme ce chat. Ce que j’ai retenu des paroles de consolation de mes aïeules, c’est qu’une femme est véritablement mère le jour où elle a les avant-bras couverts de brûlures de four.

Malheureusement pour le cas qui nous préoccupe, je ne suis pas une personne maladroite (depuis 20 ans, je sors chaque année les boules de Noël Vintage de mes parents achetées en 1964 et je n’en ai cassé qu’une).

Mon sapin vintage

Il est donc rarissime que je me brûle dans le four. En fait, ça m’est arrivé une seule fois. Comme la cicatrice ne ressemblait plus qu’à un vague souvenir, j’ai pensé faire alourdir sa trace par un tatouage, mais ça n’aurait eu aucune valeur rituelle. Quant à me blesser volontairement, c’est hors de question : je vous l’ai dit, me brûler me fait horriblement mal.

Et puis, enfin, l’accident fortuit et significatif est arrivé : la vraie brûlure, la brûlure authentique, la brûlure sincère. Celle auto-infligée en préparant le repas de mon mari et de mes enfants. C’est une brûlure qui a la valeur symbolique de ma maternité et qui m’inscrit dans mon propre arbre généalogique. Je suis une véritable mère, j’en porte la preuve sur mon avant-bras!

Voilà pourquoi, tout le monde ici a fêté ma brûlure de four.

Amoureuse de son four


8 réflexions sur “Le trophée

  1. Les chefs de cuisine ont ces blessures comme des vrais trophées! Alors, bravo! Mon chien, je suis sûr, a été un chat dans une vie précédente!

    J’aime

Laisser un commentaire